•   À gauche, nous avons perdu le nord. Au pouvoir, un gouvernement issu de nos votes, contre lui dans la rue, un mouvement issu de nos rangs. (La bise à nos compatriotes de droite.)

      Paradoxal, mais rien que de prévisible, pour tous ceux qui n’étaient pas dupes du gros flan(by) que constituait la gonflée saillie du Bourget “Mon ennemi, c’est la finance !”, son auteur ayant alors réussi l’enfumage de tous les autres, s’étant abstenu de préciser quelle serait son attitude vis-à-vis de ses puissants ennemis, à savoir des salves de ronrons et de câlinoux.

      Paradoxalement encore, la gauche censément détentrice du pouvoir se livre une guerre intestine, mais cela, parce que justement, enfin, les clivages qui la traversent sont devenus clairs. Ceux qui jusqu’au Bourget n’étaient libéraux qu’en secret, le sont désormais au grand jour.

      Ce qui est donc maintenant clair, c’est que cette fracture qui traverse la gauche se situe au coeur-même de ce qui est censé la définir : l’analyse des causes de la mauvaise répartition des richesses. Les uns, au pouvoir, sont convertis à l’analyse prévalant à droite, les “charges”, “pesant” sur l’activité, et qui valent des droits aux travailleurs, sont ce qui empêche l’activité d’offrir du travail aux travailleurs, les autres, dans la rue, refusent au moins d’abandonner leurs droits, au mieux font valoir une analyse plus complète : pour une meilleure répartition des richesses, une autre politique fiscale pourrait être menée, un encadrement du niveau des revenus, un infléchissement de l’activité par la transition écologique… La première des deux orientations prévaut partout dans le monde, on ne voit pas qu’elle profite à d’autres qu’aux puissants. La seconde ne demande qu’à mieux se définir, et faire ses preuves, mais essayer, c’est prendre un risque : en 81 aussi on a voulu faire autrement, et ça n’a pas marché…

      À la croisée des chemins où nous nous trouvons donc, certains pour accélérer la clarification ont lancé une campagne : ne plus jamais voter pour un candidat du PS, quel que soit le cas de figure, il s’agit en l’occurrence de François Ruffin, dans cet article de Libé.

      Pas d’accord !

      C’est vrai qu’on en a soupé de voter par défaut depuis tellement longtemps, mais enfin la démocratie est un système dans lequel mis à part les soutiens directs d’un candidat (dans un scrutin à deux tours, il s’agit de ses électeurs du premier tour) sont les seuls à se trouver vraiment satisfaits de son élection, et tous les autres à devoir faire avec. Si donc on veut se trouver satisfait au terme de l’élection il n’y a qu’une seule solution : établir le meilleur projet possible, et convaincre de sa valeur. Pour moi, ce chantage à l’accession de la droite ou de l’extrême-droite au pouvoir est aussi ridicule que les injonctions au vote utile. Que chacun prenne plutôt ses responsabilités, et cela commence par présenter un programme politique cohérent, pas autre chose.

      … ce qui n’est pas une mince affaire…

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    Un voyage dans le temps

     “Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage”, disait Du Bellay, avec ironie. Pour lui, comme pour Brassens, comme pour Homère, l’ailleurs ne peut effacer le souvenir du sol natal : le petit Liré, la Camargue, ou Ithaque. “Qu’elle est belle, la liberté”, chante Brassens… après s’être enivré de maintes traversées, la liberté d’en éviter la nausée, en choisissant de retourner chez soi.

      Ailleurs, à Rome, à Troie, on peut trouver la gloire, mais vient un moment où l’on n’en veut plus, où rien n’égale la douceur du lieu familier.

      Je savais cette idée au coeur de L’Odyssée, mais je ne m’attendais pas à ce que son expression me frappe à ce point à la lecture du texte. J’avais ouvert le livre - dans la traduction de Philippe Jaccottet -, tenu par la promesse des fantastiques aventures d’Ulysse, mais ce n’est ni des Sirènes, ni du Cyclope, ni de Charybde ou Scylla qu’est venue l’émotion. Elle a surgi des recoins obscurs de l’histoire, quand entre deux récits d’incroyables péripéties, des hommes et des femmes qui auraient pu réellement exister il y a maintenant presque trois mille ans, des Télémaque, des Eumée le porcher, des Pénélope, des Euryclée l’intendante, se rencontrent, se saluent, se mettent à table pour manger, et se parler. Je ne m’attendais pas à ce que dans ces moments-là, l’épopée cède à ce point la place au récit du quotidien.

      La vie des Grecs anciens vous intéresse, et pour cela vous visitez le pavillon des Antiquités du Louvre ? C’est bien, mais ça n’aura pas la puissance d’évocation du texte. Voyez :

     

    “[Athéna] trouva devant les portes [de la maison d’Ulysse] les fiers prétendants

    qui se distrayaient l’âme en jouant avec des jetons,

    installés sur les peaux des boeufs qu’ils avaient abattus.

    Des hérauts, d’agiles suivants officiaient :

    les uns mêlaient le vin et l’eau dans les cratères,

    d’autres avec l’éponge alvéolée lavaient les tables

    et les leur avançaient, d’autres encore tranchaient les viandes.”

     

      Est-ce qu’on n’a pas l’impression d’y être ? De jeunes nobles oisifs affalés sur des peaux trompant leur ennui en jouant, pendant qu’oeuvrent les gens de service, dont les moindres tâches sont détaillées : préparation du repas, viandes et vin, apprêt des tables à l’aide de “l’éponge alvéolée”, mention qui achève définitivement le réalisme de la scène. Qui ne se voit pas lui-même en train d’essuyer la table de sa cuisine ? S’il y a un geste dont je ne comptais pas sur L’Odyssée pour m’en faire l’évocation, et que celle-ci me frappe à ce point, c’est bien ce geste-là. Du coup, on en oublie que tout cela est censé être vu par les yeux d’une déesse, Athéna, protagoniste de la scène, ayant pris pour l’occasion forme humaine, celle d’un familier d’Ulysse, Mentès. Mais rien de gênant : on comprend que dans l’esprit des Grecs de ce temps-là, on devait avoir coutume d’expliquer les conséquences cruciales de l’action d’un homme, par l’investissement divin du corps de celui-ci. C’est donc bien Mentès, qui est là, à regarder les serviteurs frotter les tables à l’éponge.

     

      Une fois les tables propres, on peut passer à table. Dans L’Odyssée, on passe à table sans cesse. Mention jamais omise de l’intendant exposant aux invités l’état des réserves de la maison, comme le maître d’hôtel au restaurant récite le menu, description du débitage rituel des viandes, présentation aux convives du récipient d’eau pour se laver les mains avant de manger... Et c’est seulement une fois le repas bien entamé qu’on déclame les extraordinaires récits d’aventures, histoires à dormir debout, que personne, tout à sa satisfaction gastronomique, ne met en doute.

     

      Et puis après le repas, le récit ne s’arrête pas à la porte des chambres, on ne quitte les personnages qu’à leur entrée dans le sommeil.

     

      Dans un passage du chant VIII, détail insignifiant du point de vue de l’intrigue, Télémaque éternue en présence de Pénélope. Les presque trois mille ans qui me séparaient de la réalité décrite dans le récit se sont alors abolis de manière plus nette encore que pour le coup d’éponge sur la table :

     

    “[...] Télémaque éternua très fort, tout le

    palais en retentit ; Pénélope se mit à rire

    et aussitôt dit au porcher ces paroles ailées :

    “[...]

    N’entends-tu pas mon fils éternuer à mes souhaits ?””

     

      Ainsi donc, il y a presque trois mille ans, entre une hécatombe de boeufs en sacrifice à la divinité, et une épreuve de course sur le stade, on disait déjà “À vos souhaits !” à quelqu’un qui éternuait.

     

      Des palais grecs le front audacieux en perd de sa superbe : L’Odyssée est à la portée de tout le monde !


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      Le lycée René Caillié était en ébullition ce matin-là. Nicolas Martin, le célèbre photographe et enfant du pays, y faisait une exceptionnelle apparition, à l’invitation du lycée, afin de rencontrer les élèves.

      Les cours de la matinée avaient été annulés pour l’occasion, et pourtant à huit heures la foule des élèves emplissait la cour. Il y avait fort à parier que le taux d’absentéisme du jour devait exceptionnellement avoisiner zéro. Sébastien, comme également l’ensemble de ses collègues professeurs, était là lui aussi, à faire le pied de grue pour accueillir l’artiste, qui pour l’instant devait conciliabuler en coulisses avec les huiles de l’éducation nationale, et Stéphanie, la collègue d’arts plastiques, pas peu fière d’avoir oeuvré pour que cette rencontre ait lieu.

      Quand elle avait lancé cette idée en début d’année, Stéphanie n’avait recueilli aucun soutien, ni aucun encouragement, mais au contraire beaucoup d’indifférence, les rares réactions exprimées étant d’étonnement, qu’elle puisse envisager de mener un projet aussi spectaculaire, et certainement coûteux, en argent sûrement, et même en énergie, consistant à sensibiliser les élèves à une forme artistique discutable - le portrait de peoples - vers laquelle de toutes façons ils se tournaient d’eux-mêmes, sans besoin pour cela de l’aide de l’école. Mais chacun savait bien qu’il en fallait davantage pour décourager Stéphanie, dont la nature était foncièrement enthousiaste. Dans sa quête de soutiens à son projet, elle avait évidemment tenté de gagner Sébastien à sa cause. Il l’avait gentiment écoutée, impressionné tout de même de son engagement passionné, et du quasi fatal risque de déception, qu’elle se montrait capable de prendre. Sébastien avait vu son feu intérieur, dans ses yeux, dans les hochements de tête qu’elle avait toujours en parlant, qui lui faisaient agiter son carré de cheveux rouges, cette coiffure qui la faisait généralement passer pour l’excentrique du lycée, ses cheveux et ses ongles aussi, peints de toutes les couleurs possibles. Il avait de la sympathie pour Stéphanie, il l’aimait vraiment bien même, mais en fait, il ne s’apprêtait pas davantage à l’aider en lui annonçant sa participation au projet, pas plus que tous les collègues qui voyaient en elle une rêveuse un peu superficielle, pour autant qu’il soit possible de cumuler ces deux traits de caractère. Toujours est-il qu’aujourd’hui, comme tout le monde, il était là pour finalement assister à la réussite du projet de Stéphanie, que les dos ronds et les aigreurs n’avaient pas découragée. Sébastien l’avait aperçue ce matin, de loin, qui cornaquait son grand homme dans les couloirs du lycée, et semblait jouer le rôle d’interprète pour les échanges que les sommités locales admises dans son giron désiraient avoir avec lui. On devait attendre d’elle qu’elle traduise la langue commune en langue de l’art, seule intelligible par ce délicat individu, et inversement. Quoi qu’il en soit, elle avait bien mérité de savourer le succès de son entreprise, même si pour sa part, Sébastien conservait ses doutes quant à l’intérêt pédagogique de l’évènement.

      Dans le grand hall où la foule des élèves ne pouvait tenir tout entière, étaient exposées une sélection des oeuvres de Nicolas Martin, sous forme de grandes affiches suspendues. Sébastien ne savait pas dire ce qu’il en pensait. Oui, la photo de Sean Penn au bureau de tabac en train de s’acheter des clopes retenait son attention, mais il ne savait pas s’il fallait attribuer cela à la qualité de l’oeuvre, ou bien au fait que Sean Penn était un acteur qu’il appréciait beaucoup. Il n’y connaissait rien en photo. Peut-être que ce qui éveillait l’intérêt dans cette photo-là était l’impression d’intimité avec les protagonistes qu’on avait, l’anonyme buraliste, et le client, par ailleurs figure mondialement connue, peut-être que cela était dû à ce cadre très serré autour des deux personnages, dans ce débit de tabac qu’on devinait exigu, peut-être que parce que le geste de Sean Penn farfouillant d’une main dans sa poche de pantalon pour y trouver de la monnaie était très vrai, on se figurait très bien être à sa place, ou plutôt même à la place du client suivant… Bon, oui, il aimait beaucoup cette photo-là.

      Parmi les élèves, d’autres images semblaient remporter plus de succès. Celle de Harry des One Direction, en plein jardinage, poussant une brouette, et souffrant visiblement de la fatigue causée par ce labeur, conservait devant elle un groupe de jeunes filles toujours renouvelé, tendant au-dessus de leurs têtes leurs portables pour prendre en photo la photo, qui risquait fort de constituer le fond d’écran le plus populaire des téléphones du lycée dans les prochains jours.

      C’était quand même un peu dingue de penser que Nicolas Martin avait travaillé avec ces gens-là. Lui et Sébastien avaient le même âge, et il se souvenait un peu de lui vers l’époque de leurs sept ou huit ans. Ils n’avaient pas fréquenté les mêmes écoles, mais ils s’étaient rencontrés chez des amis communs de leurs parents. Il ne se souvenait pas de grand chose. Ils devaient avoir joué ensemble, il ne se souvenait pas à quoi. Il aurait en vain cherché dans son souvenir quelque chose qui aurait annoncé sa vocation future de photographe à succès, ni même seulement une personnalité hors du commun. En fait, son souvenir était tellement ténu qu’il se demandait jusqu’à quel point il était fiable : il lui semblait se rappeler un sentiment de gêne à son contact, sans savoir à quoi l’attribuer. Cela dit, ce n’était tout de même pas rien, comme souvenir d’un gosse croisé une seule fois il y avait plus de trente ans. Donc, ce marmot qui, la dernière fois qu’il l’avait vu, sortait avec son papa et sa maman, et ne devait pas aller trop tard au lit, sinon il serait fatigué le lendemain vivait, aujourd’hui entre Los Angeles et Paris - ici, on célébrait l’enfant du pays, mais lui et sa famille étaient allés s’établir ailleurs il y avait belle lurette, avant même qu’il ait l’âge de passer le bac - il n’était pas devenu prof, ou éduc, ou commercial, ou intermittent, ou aucun autre des états qu’on embrasse par ici quand on est un fils de la classe moyenne - ni moyenne supérieure, ni moyenne inférieure, la classe moyenne moyenne, ce qui était bien l’origine sociologique de Nicolas Martin - il fréquentait les artistes les plus en vue, il brassait certainement un pognon monstre, et à la grande surprise de tout le monde, il avait accepté l’invitation d’une obscure prof d’arts plastiques d’un lycée de province, et la foule s’apprêtait à le rencontrer en vrai d’un instant à l’autre, maintenant qu’on ouvrait les portes de la grande salle où des centaines de chaises avaient été serrées face à la tribune, pour l’instant inoccupée.

      Dans le goulet d’étranglement du sas d’entrée, Sébastien se retrouva comprimé contre Jean-Claude, le collègue d’histoire-géo délégué syndical. Il savait ce qu’il allait lui demander :

    - Ah, Seb ! Où en es-tu de l’appel à la grève de vendredi ?

    - Il est quasi terminé, Jean-Claude, je te l’envoie ce soir.

      Sébastien s’était taillé une réputation de rédacteur doué dans les milieux militants du coin, et il ne se faisait pas prier pour mettre sa plume à leur service : ici un appel à la grève empreint d’humour - ce qui changeait du style lapidaire fréquemment en usage - là une tribune dans la presse locale, efficacement rédigée comme une courte nouvelle à chute, il se prenait au jeu et acceptait toutes les commandes.

      Jean-Claude eut une mine satisfaite et gourmande, Sébastien savait que son texte était attendu au-delà du message littéral qu’il portait.

     

      Dans la grande salle tout le monde avait maintenant pris place, et soudain le brouhaha s’intensifia, il y eut même des exclamations, tout le monde ou presque se leva, portable à bout de bras, levé haut au-dessus des têtes - certains avaient même prévu les perches - l’hôte de marque tant attendu venait de faire son entrée, au milieu d’une troupe composée des proviseur et proviseurs adjoints, inspecteurs de l’éducation nationale, maire et adjoint à la culture, et Stéphanie, rayonnante. Quand les applaudissements eurent pris fin et que tout le monde se fut rassis, Sébastien, de sa place coincée au fond de la salle, put enfin apercevoir celui qui focalisait tous les regards. Oui, sa simple allure signalait déjà son appartenance à une caste supérieure. Un faux négligé dans la mise vestimentaire et la coiffure, en fait terriblement élégantes, une paire de lunettes à montures noires ultra-épaisses, tape-à-l’oeil, un appareil photo à la main, détail tellement attendu que c’en était audacieux. Un contraste saisissant avec la bande d’encostumés qui l’environnaient, dont on aurait pu croire qu’ils n’étaient là que pour le mettre en valeur, s’il en avait eu besoin. Même l’éclat des cheveux rouges de Stéphanie en était cette fois diminué.

      La salle gloussa : sa coqueluche avait placé l’appareil photo devant son oeil et semblait se lancer dans une série de shots du parterre devant lui déployé, il y avait des pics d’agitation aux endroits de la salle qui tour à tour se pensaient dans le viseur, les éminences à la tribune y eurent droit elles aussi, le proviseur en piqua un fard soutenu, qui acheva de mettre en émoi la foule des lycéens.

      Quand davantage de sérénité revint dans les rangs, que les joues du proviseur cessèrent de faire concurrence aux cheveux de Stéphanie, celui-ci prit la parole d’une voix inhabituellement peu ferme pour un mot de bienvenue, et s’empressa de passer le micro à la responsable de l’évènement. Stéphanie eut quelques difficultés à garder le fil de son discours, car au grand ravissement de la salle, Nicolas Martin avait repris son manège, et c’était elle à présent qui, debout aux côtés du photographe, était sa cible, en contre-plongée. Il dût cesser quand Stéphanie sembla écourter son propos pour se débarrasser du micro auprès de lui.

      Il marqua un temps, la salle retenait son souffle. On n’aurait pas été surpris de l’entendre s’exprimer en anglais, relevé d’une pointe d’accent américain, bien entendu.

      Dans un français parfaitement ordinaire, il remercia pour l’invitation, félicita les élèves pour leur travail - clichés “à la manière de”, suivant la consigne sortie de l’imagination de Stéphanie : “Photographiez un proche aimé, ou admiré, dans une situation inattendue.”, qui avait donné lieu à de fréquents papas en cuisine, et d’également nombreuses mamans marteau ou tournevis en main, qui ornaient les murs de cette grande salle depuis quelques jours - avait rapidement retracé son parcours passé par les Beaux-Arts, une agence photo, puis l’évènement qui avait donné un tour décisif à sa carrière, la fameuse photo de Sean Penn, croisé un jour par hasard, qui devait devenir ensuite sa carte de visite auprès de toutes les autres stars désireuses d’un portrait dans le même esprit, puis au bout de quelques temps, demandeuses de leur portrait tiré par Nicolas Martin, The French Photographer of the Stars. S’il avait pu écraser l’auditoire d’un seul coup d’une gigantesque massue, le silence qui aurait suivi n’aurait pas été plus impeccable qu’après cette prise de parole. Tous ces ados qui se taisaient rêvaient-ils secrètement d’une telle destinée, ou bien son caractère à peine croyable leur faisait-il mesurer sa très haute improbabilité ?

      Enfin, une main se leva, qui trembla peut-être un peu quand l’artiste prit son temps pour l’ajuster dans son viseur. C’était un élève que Sébastien appréciait bien, qui avait le courage d’inaugurer les échanges, un qui n’hésitait jamais à poser les questions gênantes.

    - Diriez-vous que votre succès actuel, la reconnaissance dont vous bénéficiez dans les milieux de l’art est davantage le fruit du travail, ou de la chance que vous avez eu de prendre une fois une photo exceptionnelle, celle de Sean Penn ?

      Tout le monde s’était tourné vers lui, et à coup sûr personne n’en revenait de l’audace de cet obscur gamin, malgré sa réputation très locale d’empêcheur de tourner en rond. On attendit avec un soupçon d’inquiétude la réponse du Maître, qui à nouveau prenait son temps, et effectuait quelques dernières prises de vue de son interlocuteur tandis qu’il se rasseyait, variant les cadrages, avant de reposer son appareil, et de répondre sans plus regarder celui que tout le monde prenait maintenant pour un importun :

    - De la chance, bien sûr. Et du culot. Et de l’imagination. Et de la ruse. On n’arrive pas à grand chose dans la vie avec seulement du travail.

      Sébastien, malgré sa surprise d’une telle réponse, surprise manifestement unanimement ressentie, d’après l’agitation qui prit la salle, fut tout de même traversé par l’idée qu’il était dommage qu’en cet instant personne ne prenne une photo de la tribune, alors que depuis le début de la matinée, le mitraillage avait été constant, on aurait fixé pour l’éternité les mines effarées des représentants de l’Éducation nationale qui se trouvaient de fait complice d’un tel discours, et qui se lançaient des oeillades à la dérobée afin de susciter parmi eux une réponse institutionnelle qui préserve les apparences, tandis que Nicolas Martin arborait désormais un air totalement détaché.

      L’institution n’eut pas le temps de rétablir l’équilibre, les échanges étaient maintenant lancés, et une série de questions bien moins consistantes furent posées, et tour à tour poliment répondues. Sébastien, tout comme sa hiérarchie, restait un peu sonné, et ne savait absolument pas quoi penser de ce qu’il venait d’entendre. Nicolas Martin avait-il exprimé un credo purement cynique ? Il n’était tout de même pas allé jusqu’à prétendre que travailler aurait été une erreur pour lui, et il devait bien avoir travaillé, et travailler encore un minimum, n’empêche qu’il avait sérieusement relativisé l’importance de cette valeur, en ces lieux particulièrement jugée cardinale, et l’avait brutalement contrebalancée d’attitudes que le sens commun connotait négativement. Était-ce l’Art qu’il fallait tenir pour responsable de ce croc-en-jambe aux valeurs communément admises, ou bien Nicolas Martin était-il effectivement l’imposteur redouté par les collègues qui avaient exposé leurs doutes à l’égard de son travail, s’il ne fallait pas dire son oeuvre, quoique travail ne convienne pas non plus, selon son propre aveu.

      Alors qu’il s’abîmait dans des océans de perplexité, Sébastien redevint tout à coup attentif à celui qui l’avait plongé dans cet état, et il lui sembla que bien que celui-ci faisait une réponse à quelqu’un qui devait pourtant se trouver à l’autre bout de la salle, Nicolas Martin avait braqué ses énormes lunettes à épaisses montures noires dans sa direction. En fait, il pouvait tout aussi bien être en train de regarder son voisin de droite, comme celui de gauche, ou ne regarder personne en particulier, mais il était tout de même étrange que son regard reste fixé dans cette direction, quand ailleurs quelqu’un lui posait déjà une autre question, sans que cela eut l’effet de lui faire détourner les yeux. Alors Sébastien connut de nouveau ce sentiment de gêne qu’il avait ressenti la première et précédente fois qu’il avait rencontré Nicolas Martin, lorsqu’ils étaient enfants, un sentiment de gêne sous le poids de son regard. Il aurait pu vouloir fuir, mais au contraire il leva la main pour parler, et se leva. Le public avait déjà suivi le regard du photographe, et la lycéenne qui venait de poser une question se rassit, ignorée de tous.

    - Bonjour Nicolas, est-ce que tu… Excuse-moi, je me permets de te tutoyer… Nous devons avoir à peu près le même âge, et nous avons bien dû nous croiser quelques fois lorsque tu vivais ici… (Alors qu’il accouchait péniblement de sa digression, il lui sembla ressentir maintenant une sourde hostilité de la salle dirigée contre lui, et son style peut-être jugé cavalier.) Donc, dirais-tu aux élèves qui t’écoutent ici qu’il ne vaut pas la peine de travailler pour mener à bien leur projet professionnel, mais qu’ils peuvent se contenter de compter sur leur bonne étoile, ou au besoin combiner pour y parvenir ?

      Nicolas Martin conserva absolument la même expression de neutralité qu’il arborait déjà avant sa prise de parole. Lentement à nouveau, il ajusta son nouvel interlocuteur dans le cadre de son viseur. Sébastien attendit sans se rasseoir qu’il en ait terminé de ses prises de vue. Le photographe reposa son appareil tout aussi lentement qu’il l’avait pris, et au bout d’un nouveau temps, il fit cette réponse :

    - Je ne sais pas comment on devient boulanger, ou vendeuse, ou prof. Il y a peut-être des gens qui font ces très respectables, et indispensables métiers, poussés par une passion dévorante. Je sais par contre que ce n’est que dévoré de cette passion pour son art qu’on devient photographe, ou peintre, ou musicien…

      Quand il eut bien enfoncé ce clou-là, il reprit son appareil, avec toute la lenteur que lui permettait la salle toujours aussi intimidée, et shoota Sébastien une dernière fois.

       A suivre... (Espérons-le...)


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  •    Alors voilà ! Ce journal a vu le jour sur un coup de tête, et depuis, il prend forme petit à petit. Le voici maintenant qui se sent prêt à se présenter.

      Qui est-il ? Une émanation de son auteur, ce BigTom qui, quand il lui est donné à goûter le beau et le bon, le lard comme le cochon, chèvre, chou, et tout et tout, ressent le besoin de le partager, et apprécie qu'on y réagisse, pas forcément pour dire oui-oui.

      On y trouve donc du bouquinage, mattage de toile, de l'écoutage de zique, du questionnage, de l'exposage photographique, et du racontage de ce qui vient et qui advient, d'où que ça vienne, et avant que ça ne devienne autre chose encore...

       Bonne lecture, et réflexion, au plaisir d'échanger avec vous !

     

       BigTom


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  • Un soir à Niort...

    Punk's not dead

       Un samedi soir à Niort. Pluie. Rues désertes. Y a-t-il de meilleures conditions pour assister à un concert de punk ?

     

       L'Alternateur a programmé Miët et Jaune Dark, des Nantais émetteurs de sonorités rugueuses.

     

    Punk's not dead

     

     

       Miët, c'est Suzy, une demoiselle qui fait tout toute seule. Sa voix, sa basse, ses nombreuses pédales pour faire plus d'effet avec sa voix et sa basse, et les mettre en boucle.

     

     

     

     

    Punk's not dead

     

     

     

     

     

       La miss a écouté Shellac et Morphine. Surtout Shellac. Breaks de basse. Subtiles dissonances.

     

      

     

    Punk's not dead

     

     

     

     

       Y a du P.J.Harvey dans la voix, non ? Et cette tranquille assurance...

     

     

     

     

     

    Punk's not dead

     

      

    C'est du rock'n'roll.

     

     

     

    Punk's not dead

     

     

       Et puis en rappel une performance : chanter un poème de Walt Whitman a capella, malgré les 3 types qui continuent leur conversation au 2ème rang. (Scotché, le photographe n'a pas sorti l'appareil, d'où la présence d'une guitare sur cette photo.)

     

     

     

    Punk's not dead

     

       Puis est venu Jaune Dark. Susana et Denis.

     

     

     

     

    Punk's not dead

     

     

     

     

       C'est du punk à capuche...

     

     

     

     

     

     

     

    Punk's not dead

     

     

     

     

       ... et petite robe vintage.

     

     

     

     

     

     

     

    Punk's not dead

     

     

     

     

     

       Rage contenue, rage libérée dans le chant de Susana.

     

     

     

     

     

     

    Punk's not dead

     

     

       Hargne dans la guitare de Denis.

     

     

     

    Punk's not dead

     

     

       Et c'est pas punk de finir la soirée en dansant sur du Niagara après un concert de punk ?

     

     

     

     

     

     

     

    Punk's not dead


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