• La révolution ? - Sur "À nos amis", du Comité invisible

      

    Rien ne va plus : la gauche s’abîme, l’extrême droite prospère - en France, mais pas seulement, jusqu’aux États-Unis, regardez Trump ; l’Union européenne se fissure ; Daech appelle au jihad, et d’entre nous certains s’embrasent, et multiplient les départs de feu. Pour moins que ça, on trouverait le climat malsain, d’autant qu’il se réchauffe…

       On a beau profiter de ses congés payés pour souffler, un besoin aigu de sens se fait impérieusement sentir.

      C’est peut-être en quête d’un tel sens que j’ai tenté l’électrochoc, en me lançant dans la lecture d’”À nos amis”, du Comité invisible. Le Comité invisible, vous savez ? Le “groupe de Tarnac”, Julien Coupat, “l’ultra-gauche”, comme certains commentateurs les désignent. Ceux qu’Alliot-Marie, alors ministre de l’Intérieur, qualifiait de terroristes - pour une histoire de barres de fer posées sur des caténaires, il me semble - accusation dont ils viennent d’être blanchis ces jours-ci. Je cherche du sens - comme tant d’autres - mais je ne m’attends pas, en lisant “À nos amis”, à découvrir le Graal, loin de là, je le fais plutôt en me demandant quel éclairage sur la mouise actuelle les plus révolutionnaires des révolutionnaires contemporains peuvent m’apporter. Que proposent-ils ?

      

      D’abord, le livre est très agréable à lire. Pas jargonnant du jargon des révolutionnaires professionnels, ni de celui des philosophes agrégés - car pourtant on sent le, ou les rédacteurs imprégnés d’une solide culture philosophique. Illustrant un propos radical, le style est vif et mordant ; les titres des chapitres reprennent des slogans bombés sur les murs lors des différents mouvements insurrectionnels de ces 15 ou 20 dernières années : “Merry crisis and happy new fear”, “Fuck off Google”, “Today Lybia, tomorrow Wall Street”.

      Petit exemple de la vigueur de cette verve : “Peut-être pourrions-nous nous interroger sur ce qu’il reste, par exemple, de gauche chez les révolutionnaires, et qui les voue non seulement à la défaite, mais à une détestation quasi générale. Une certaine façon de professer une hégémonie morale dont ils n’ont pas les moyens est chez eux un travers hérité de la gauche. Tout comme cette intenable prétention à édicter la juste manière de vivre - celle qui est vraiment progressiste, éclairée, moderne, correcte, déconstruite, non-souillée. Prétention qui remplit de désirs de meurtre quiconque se trouve par là rejeté sans préavis du côté des réactionnaires-conservateurs-obscurantistes-bornés-ploucs-dépas-

    sés. La rivalité passionnée des révolutionnaires avec la gauche, loin de les affranchir, ne fait que les retenir sur son terrain. Larguons les amarres !” Vous voyez, la lecture n’est pas ennuyeuse, et on apprend au passage, dans ce passage - en tout cas, moi, je découvre - que non seulement la révolution n’est pas de gauche (quelle que soit la chapelle dont vous puissiez encore vous sentir sentir proche, ou pas trop éloigné - PS, Verts, Alternatifs… - on s’aperçoit avec surprise que les révolutionnaires authentiques ne font aucune différence entre la gauche morale, ou caviar, dont vous-même aimez vous moquer… et vous-même ! Avalez ça. Eux sont par-delà la gauche et la droite, par-delà le Bien et le Mal aussi, car ils voient très loin.

     

      Maintenant l’essentiel : le propos. Quand nous entamons la lecture d’un texte, nous avons des attentes quant à ce texte, qui se vérifient, ou pas, et nous emmènent vers autre chose, sont satisfaites, ou éveillent de nouvelles attentes… Moi j’attendais - naïvement peut-être - de ce livre, moins qu’il n’expose les moyens de la révolution, ou de l’insurrection, qu’il ne décrive la société que ses auteurs voudraient établir. Je suis un peu resté sur ma faim.

      Le livre commence par développer l’idée que la crise, ou les crises, qui affectent nos sociétés, ne sont pas des dysfonctionnements, auxquels les néo-libéraux apportent de mauvaises solutions, mais qu’elles sont sciemment déclenchées par ces mêmes néo-libéraux, afin de pouvoir imposer leurs règles. À mon avis l’idée est très discutable : ce sont bien les subprimes qui ont déclenché la dernière grande crise financière ? Les subprimes auraient donc été inventées plusieurs années auparavant pour qu’il y ait une crise ? Ou tout bêtement parce qu’elles étaient un produit juteux pour les financiers - quoiqu’un esprit éveillé ait pu dès le début prédire que l’existence de tels produits ne pouvait que déclencher une crise financière. Mais passons, ce n’est pas là ce que j’attendais de ce livre.

     

      Le deuxième chapitre du livre, plaisamment intitulé “Ils veulent nous obliger à gouverner, nous ne céderons pas à cette provocation.” promet davantage de répondre à mes attentes.

      Une idée-force : le gouvernement, c’est l’asservissement. Pas de représentants, pas de responsables à désigner, ou ils deviennent tôt ou tard vos maîtres. Radical. Corollaire : la démocratie également est non seulement une fausse piste, mais concoure elle aussi à l’asservissement. Attention, pas la démocratie telle qu’elle existe, non : le principe même de démocratie. Vous aviez de la sympathie pour les mouvements des Indignés, ou Occupy ? (Nuit Debout n’avait pas encore eu lieu, mais nul doute qu’on pourrait l’ajouter à la liste.) C’est que vous nourrissez un faible pour l’impuissance, car ces mouvements ont eux-mêmes suscité leur paralysie en visant une organisation démocratique, avec leurs systèmes d’assemblées et de commissions, finalement hérités des institutions démocratiques. Voyez : “les divers dispositifs de l’assemblée - du tour de parole à l’applaudissement silencieux - organisent un espace strictement cotonneux, sans aspérités autres que celles d’une succession de monologues, désactivant la nécessité de se battre pour ce que l’on pense.” La démocratie, c’est donc l’impuissance, et les impuissants sont voués à faire de bons esclaves.

      Voilà donc une première réponse à mon attente sur la “société d’après” appelée de ses voeux par le Comité invisible : elle ne sera pas démocratique, les révolutionnaires ne doivent pas s’égarer dans des réflexions sur une future constitution, mais doivent se préoccuper uniquement de travailler à la destitution de l’actuel système. Les révolutionnaires ne doivent pas non plus s’inquiéter de leur légitimité, leur combat repose sur des “vérités éthiques”, cette certitude devra leur suffire à mener l’insurrection jusqu’au bout. Ça a le mérite d’être simple à piger, quoique pour ma part, qui reste frileusement terre-à-terre, je ne peux m’empêcher de me méfier des certitudes, en particulier celles que l’on baptise du nom de “vérités”. Il ne suffit pas de les affubler de l’épithète d’”éthique” pour masquer à mes yeux leur proche cousinage d’avec les vérités révélées.

     

      Le livre traite ensuite des moyens de l’insurrection, mais à ce stade des questions ouvertes au chapitre précédent, ce n’est plus ce qui m’intéresse. Toutefois affleure dans ce chapitre l’idée que le conflit, ou la guerre, étant constitutifs de l’existence, ils sont permanents. Voilà sûrement pourquoi mon attente de réponse quant à “l’après” reste pour le moment insatisfaite : ces révolutionnaires ont dépassé l’idée du “grand soir”, il n’y pas de victoire à attendre, mais un combat à livrer indéfiniment.

     

      Dans la suite, on apprend que la “société” est une vue de l’esprit, et donc qu’il n’y en a ni à détruire, ni à défendre (les “classes sociales” sont par là-même remisées au musée des concepts idéologiques), car qui dit société, dit gouvernement pour l’administrer, et dit finalement asservissement… C’est dans le développement de cette idée de l’existence ou non d’une société à changer ou non, que les auteurs abordent l’air de rien une question qui à mes yeux est tout sauf accessoire : de quelle manière prendre en compte les vies mises en jeu par le déclenchement de l’insurrection (vous voyez, on n’en est pas à se demander si le gréviste est un preneur d’otage, ni si c’est bien ou pas d’éclater des vitrines…). Le questionnement est contextualisé dans une journée d’émeute en Grèce en 2008, au moment où les insurgés venaient de mettre le feu au ministère de l’Économie, et étaient sur le point de prendre d’assaut le Parlement :

      “Des anarchistes, après avoir tenté d’incendier la librairie Ianos rue Stadiou, auraient mis le feu à une banque qui n’avait pas respecté le mot d’ordre de grève générale ; il y avait des employés à l’intérieur. Trois d’entre eux seraient morts étouffés, dont une femme enceinte. On ne précise pas, sur l’instant, que la direction avait elle-même condamné les issues de secours. L’évènement de la Marfin Bank aura sur le mouvement l’effet de souffle d’un pain de plastic. C’était lui, et non plus le gouvernement, qui se trouvait dans le rôle de l’assassin. La ligne de fracture qui s’accusait depuis décembre 2008 entre “anarchistes sociaux” et “anarchistes nihilistes” atteint, sous la pression de l’évènement, un comble d’intensité. La vieille question resurgit de savoir s’il faut aller à la rencontre de la société pour la changer, lui proposer et lui donner en exemple d’autre modes d’organisation, ou s’il faut tout simplement la détruire sans épargner ceux qui, par leur passivité et leur soumission, assurent sa perpétuation.” Tout au développement de leur renversante idée, que contrairement à ce que vous croyiez naïvement, il n’y a pas de société, les auteurs, qui pourtant jusqu’alors dans ce texte, prennent systématiquement des positions tranchées, laissent en suspens la question de ces “victimes collatérales” - quoiqu’ils prennent la peine de jeter sur eux le soupçon de la “passivité”, de la “soumission”, et partant, de leur responsabilité dans la “perpétuation”, si ce n’est de la société, à tout le moins du système. On croit donc comprendre qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs - alors RIP les oeufs.

     

      Finalement, alors que je ne m’y attendais plus, dans sa dernière partie, le livre propose bien un horizon à l’insurrection. Raviver l’esprit des “communes”. Du mouvement des communes au Moyen-Âge, qui réclamaient leur autonomie - mais ont été récupérées par la bourgeoisie naissante, et contrôlées par le pouvoir royal, à la mythique et éphémère Commune de Paris de 1871, en passant par toutes les résistances communautaires de ces derniers temps : zapatistes, zadistes… Quand on vit en commune, on n’a plus de besoin, car la commune, par les liens solidaires qui l’unissent, y pourvoit aussitôt, par exemple, le besoin de maison n’existe pas, car les membres d’une commune s’associent spontanément à la construction d’une maison pour celui de ses membres à qui il en faut une… Pas de besoins, donc, uniquement des “façons de vivre” découlant uniquement des conditions imposées par le lieu qu’occupe la commune :

      “Longtemps, il n’y a eu que des façons de vivre, et non des besoins. On habitait une certaine portion de ce monde et l’on savait comment s’y nourrir, s’y vêtir, s’y amuser, s’y faire un toit.” Le monde aurait-il connu un âge d’or, dont je n’aurais pas eu connaissance ? Quand était cette époque bénie où hommes et femmes ne souffraient d’aucun besoin ?

     

      En refermant le livre je me dis que comme je m’y attendais, son propos n’aura pas nourri ma quête de sens, en tout cas pas positivement, mais en creux, oui. Je ne me suis jamais cru un révolutionnaire, et au terme de cette lecture je sais un peu plus pourquoi. Comme ces radicaux-là je pense que la lutte est au coeur de la vie, mais quand eux pensent que la démocratie l’étouffe, je pense qu’elle la canalise. La démocratie est imparfaite et le sera toujours, c’est à l’intérieur de cette tension qu’il faut travailler. La lutte et le combat sont au coeur de la vie, l’évolution l’est aussi. Mais quand ces révolutionnaires attachent leur combat à toute une série de “vérités”, même “éthiques”, ne cherchent-ils pas à endiguer le cours de la vie, comme le font les religions, comme le font les idéologies ? Aller dans le sens de la vie, n’est-ce pas plutôt être attentif aux évolutions du monde, les apprécier à la lumière de valeurs que l’on nourrit, plutôt que de vérités, mais qu’on doit en permanence se montrer capable de soumettre à l’examen ?

     

      Le monde change, le monde tremble, faut-il le secouer plus fort ?


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