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    Un voyage dans le temps

     “Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage”, disait Du Bellay, avec ironie. Pour lui, comme pour Brassens, comme pour Homère, l’ailleurs ne peut effacer le souvenir du sol natal : le petit Liré, la Camargue, ou Ithaque. “Qu’elle est belle, la liberté”, chante Brassens… après s’être enivré de maintes traversées, la liberté d’en éviter la nausée, en choisissant de retourner chez soi.

      Ailleurs, à Rome, à Troie, on peut trouver la gloire, mais vient un moment où l’on n’en veut plus, où rien n’égale la douceur du lieu familier.

      Je savais cette idée au coeur de L’Odyssée, mais je ne m’attendais pas à ce que son expression me frappe à ce point à la lecture du texte. J’avais ouvert le livre - dans la traduction de Philippe Jaccottet -, tenu par la promesse des fantastiques aventures d’Ulysse, mais ce n’est ni des Sirènes, ni du Cyclope, ni de Charybde ou Scylla qu’est venue l’émotion. Elle a surgi des recoins obscurs de l’histoire, quand entre deux récits d’incroyables péripéties, des hommes et des femmes qui auraient pu réellement exister il y a maintenant presque trois mille ans, des Télémaque, des Eumée le porcher, des Pénélope, des Euryclée l’intendante, se rencontrent, se saluent, se mettent à table pour manger, et se parler. Je ne m’attendais pas à ce que dans ces moments-là, l’épopée cède à ce point la place au récit du quotidien.

      La vie des Grecs anciens vous intéresse, et pour cela vous visitez le pavillon des Antiquités du Louvre ? C’est bien, mais ça n’aura pas la puissance d’évocation du texte. Voyez :

     

    “[Athéna] trouva devant les portes [de la maison d’Ulysse] les fiers prétendants

    qui se distrayaient l’âme en jouant avec des jetons,

    installés sur les peaux des boeufs qu’ils avaient abattus.

    Des hérauts, d’agiles suivants officiaient :

    les uns mêlaient le vin et l’eau dans les cratères,

    d’autres avec l’éponge alvéolée lavaient les tables

    et les leur avançaient, d’autres encore tranchaient les viandes.”

     

      Est-ce qu’on n’a pas l’impression d’y être ? De jeunes nobles oisifs affalés sur des peaux trompant leur ennui en jouant, pendant qu’oeuvrent les gens de service, dont les moindres tâches sont détaillées : préparation du repas, viandes et vin, apprêt des tables à l’aide de “l’éponge alvéolée”, mention qui achève définitivement le réalisme de la scène. Qui ne se voit pas lui-même en train d’essuyer la table de sa cuisine ? S’il y a un geste dont je ne comptais pas sur L’Odyssée pour m’en faire l’évocation, et que celle-ci me frappe à ce point, c’est bien ce geste-là. Du coup, on en oublie que tout cela est censé être vu par les yeux d’une déesse, Athéna, protagoniste de la scène, ayant pris pour l’occasion forme humaine, celle d’un familier d’Ulysse, Mentès. Mais rien de gênant : on comprend que dans l’esprit des Grecs de ce temps-là, on devait avoir coutume d’expliquer les conséquences cruciales de l’action d’un homme, par l’investissement divin du corps de celui-ci. C’est donc bien Mentès, qui est là, à regarder les serviteurs frotter les tables à l’éponge.

     

      Une fois les tables propres, on peut passer à table. Dans L’Odyssée, on passe à table sans cesse. Mention jamais omise de l’intendant exposant aux invités l’état des réserves de la maison, comme le maître d’hôtel au restaurant récite le menu, description du débitage rituel des viandes, présentation aux convives du récipient d’eau pour se laver les mains avant de manger... Et c’est seulement une fois le repas bien entamé qu’on déclame les extraordinaires récits d’aventures, histoires à dormir debout, que personne, tout à sa satisfaction gastronomique, ne met en doute.

     

      Et puis après le repas, le récit ne s’arrête pas à la porte des chambres, on ne quitte les personnages qu’à leur entrée dans le sommeil.

     

      Dans un passage du chant VIII, détail insignifiant du point de vue de l’intrigue, Télémaque éternue en présence de Pénélope. Les presque trois mille ans qui me séparaient de la réalité décrite dans le récit se sont alors abolis de manière plus nette encore que pour le coup d’éponge sur la table :

     

    “[...] Télémaque éternua très fort, tout le

    palais en retentit ; Pénélope se mit à rire

    et aussitôt dit au porcher ces paroles ailées :

    “[...]

    N’entends-tu pas mon fils éternuer à mes souhaits ?””

     

      Ainsi donc, il y a presque trois mille ans, entre une hécatombe de boeufs en sacrifice à la divinité, et une épreuve de course sur le stade, on disait déjà “À vos souhaits !” à quelqu’un qui éternuait.

     

      Des palais grecs le front audacieux en perd de sa superbe : L’Odyssée est à la portée de tout le monde !


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